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A bon entendeur : MP3

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Marc Pinta-Tourret
rue Lino Ventura
"La Vigne, le Mas Cavaillé"
24200 Sarlat-la-canéda

Tel :
05 53 59 33 33
06 87 82 34 23

Interview à propos du premier album : cliquer ici

Interview Aenthéos pour Underground Investigation

1 - a ) Vous venez de sortir votre deuxième album qui était prévu pour l'automne 2000. Quid ? ...

Effectivement, nous avons pris six mois de retard sur la sortie espérée de " Sur tes traces... " C'est essentiellement dû à une reprise en main complète du mode de production et de notre travail en studio. Notre premier album a été fait dans un studio associatif à moindre frais, en un temps record ( une petite semaine) ; mais, pour un groupe qui a peu de moyens, c'est toujours difficile de sortir 2 000 F par jour de studio ; de plus, le résultat ne nous satisfaisait pas, nous avions besoin de plus de temps, notamment pour le mixage, d'un calendrier plus souple, bref de pouvoir travailler plus sereinement, sans avoir à regarder ni la montre ni le portefeuille. Après avoir obtenu plusieurs devis, de studios plus professionnels, la somme que nous devions engager pour quinze jours, étaient de 35 000 F, plus le travail d'infographie, le pressage, etc. Nous étions prêts à tout faire pour la trouver : sponsors, souscriptions, et fonds de poches. Nous y sommes parvenus, en partie grâce au souscriptions. Je remercie, en passant, toutes les personnes qui ont souscrit à notre projet, qui, donc, pensent qu'Aenthéos vaut la peine d'être aidé - près de 17 000 F de préfinancement et de don. Un sponsor, D&D multimédia, pour ne pas le nommer, nous a offert l'intégralité du pressage. Le reste étant à notre charge. A ce moment là nous étions en janvier 2000, il nous restait huit à dix mois pour respecter le calendrier fixé ; les compos étaient bien avancées, tout semblait s'agencer au mieux.
C'est là qu'un autre projet, auquel il a fallu donner priorité, est arrivé. Nous avons travaillé, avec la revue de poésie 21-3, sur la sortie d'un album où divers poètes contemporains devaient être " mis en musique " par des groupes dits de rock (au sens le plus large). Dans ce disque, Quai 213, de seize titres, Aenthéos est aux côtés de gens aussi " connus " et divers que Sapho, Kent et le groupe Noir désir. Evidemment, avec de telles " locomotives " le disque n'a pas eu de mal à trouver un distributeur et se retrouve déjà dans les bacs. Mais au moment où nous sommes allés en studio pour enregistrer notre titre pour 21-3, (titre qui s'intitule " Je n'ai rien " et qui est aussi dans notre album), nous avons rencontré Tom. Pour le situer, Tom (22 ans) est passionné d'informatique musicale, il possède son propre home-studio et compose notamment des musiques de film avec bonheur et talent (site : www.sound4movie.com ). Connaissance du responsable du projet Quai 213, Tom est venu assister à notre séance d'enregistrement de " Je n'ai rien "; à la sortie il nous est apparu très sceptique sur la qualité de l'enregistrement, et nous a expliqué que si nous avions notre propre studio numérique, notre travail s'en trouverait bien mieux valorisé. Comme beaucoup de musiciens " roots " j'étais très critique vis à vis du numérique, ayant tout juste, à la maison, un Mac classic en guise de machine à écrire. Fort de ses arguments Tom nous a expliqué que pour un investissement comparable nous pourrions faire notre disque et avoir, at home, le matériel pour faire les suivants. Nous avons écouté ses propres créations, le son nous a paru excellent ; le rapport qualité/prix très accessible. Le seul vrai obstacle était de s'y mettre ! Qui allait passer de l'autre côté, faire les prises de sons, trouver la patience, le temps, et pour finir, réaliser le mixage ? La décision ne fût pas facile à prendre. Où implanter le studio ? Faire des travaux ? Le coût augmentait d'autant. Après un mois de réflexion, il fallait faire vite, nous avons déménagé une pièce, cassé un mur, ... - c'était parti. Nous n'avions pas encore toute la liquidité nécessaire, alors nous avons emprunté auprès d'un usurier (Banque), chaque musicien s'engageant à verser 200 F par mois, et vogue la galère. Depuis des prises de son au mixage j'essaie de tout concilier... Voilà pour les détails.
Mais, au fond, ce qui a le plus compté dans notre décision, c'est l'idée d'être enfin autonome, de n'avoir à obéir qu'à nos propres lois.
L'auto-production n'a vraiment de sens à mes yeux que si elle réalise concrètement un engagement artistique authentique. On peut toujours penser qu'un groupe qui s'auto-produit, qu'un écrivain qui s'auto-édite, etc., le font parce que personne ne s'intéresse à eux, et que par-là il satisfont leurs égos respectifs à bon compte. Mais, il en va de sa fonction d'artiste, de sa place critique dans la société. A mes yeux un artiste, pour être tel, doit s'affranchir de toute dépendance vis à vis du système actuel de production ; bien plus, une oeuvre ne peut obéir qu'à sa propre nécessité, elle est autotélique, c'est-à-dire qu'elle est son but, elle est à elle-même son épanouissement. Rien en dehors d'elle ne doit interférer. Bien sûr, bien sûr, il y a toujours les contraintes propres à la production, à la composition, etc. mais tout cela fait partie intégrante de ce qui est mis en oeuvre dans une véritable création. Je parle ici des contraintes extérieures, celles de la production au sens le plus large, économique du terme : le système de production, et l'art n'y échappe pas, est capitaliste. Tout est coordonné pour formater, pour produire des standards : produire = réduire. Ne nous voilons pas la face, je ne fais que rappeler des évidences; mais, à force de les banaliser, ces évidences, nous ne les voyons plus, et nous finissons par les accepter comme autant de normes. Rien ne doit normer la création sinon sa propre nécessité à se réaliser. S'auto-produire, dans de telles conditions, est non seulement l'accomplissement de sa propre démarche artistique, mais c'est aussi un positionnement politique, celui d'un artiste qui prend le maquis dans une guerre généralisée de la production contre la Création.
Voilà donc pourquoi nous avons pris six mois de retard, mais ça valait la peine, c'est sûr. Maintenant, seuls impression et pressage nous échappent, mais ceux-là n'interviennent que très peu dans la conception générale d'un album. D'ailleurs, je suis persuadé, que si j'avais dû proposer des maquettes de notre travail à divers producteurs, nous aurions essuyé refus sur refus. Notre démarche esthétique ne procède d'aucun plan de carrière, elle n'est pas un calcul ; et peut-être même ne vaut-elle rien eu égards à leurs critères, mais, pour le moins elle est un pied-de-nez à tous ceux qui nous enterrent vivants, à tous ceux qui veulent réduire l'art à du commerce.

b ) Racontez-nous un peu la genèse de cet album.

Ce n'est pas facile d'être dans la position de celui qui doit, maintenant, réfléchir sur ce qu'il a fait ; non pas à cause de la distance, du temps, mais en raison de la difficulté à parler d'une chose qui est déjà dite, mais autrement. En dépit des apparences, je n'analyse pas ce que je fais au moment de la conception, de la création : " Ce que je fais m'apprend ce que je cherche. " - cette formule colle parfaitement à ma démarche. C'est pourquoi, mes réponses sont si laborieuses ; elles tracent le cheminement d'une prise de conscience se réalisant, simultanément, dans le processus même de la formulation de la réponse. Je pourrais aller jusqu'à dire que nous découvrons ensemble, vous et moi, ce que j'en pense - même si ce n'est pas tout à fait exact de dire cela.

La genèse est comme son titre, " Sur tes traces... " : c'est le parcours d'une vie, qui commence là où remonte la mémoire de la petite enfance, donc là où commence, simultanément, la projection esthétique de soi dans l'œuvre - un projet fondamental de vie. Le récit d'une histoire, qui ne devient vraiment sienne que parce qu'elle n'est plus seulement individuelle, et parce qu'elle se partage, s'adresse à..., universellement.
C'est la force de la distance, en quelque sorte, le retour, sans nostalgie, sur les souvenirs, les émotions qui ont marqué notre cheminement ; le point d'ancrage étant la rencontre avec l'autre. Tout " ça " laisse des traces qu'il faut lire, traduire, interpréter : créer. Chacun est à soi son propre mystère, sa propre utopie : la création de son histoire n'est pas pour autant son non-lieu, une simple romance, au contraire, elle est l'ultime manière de l'assumer, d'être là, en elle, hic et nunc.
Plus factuellement, l'idée de cet album s'est faite l'écho de la belle formule, attribuée à Pythagore : " L'homme est celui qui marche sur ses propres traces. ". Il y a dans la trace une étrange simultanéité de la nécessité (destin) et de la liberté (autonomie) ; c'est au moment même où je pose le pied là, où j'exclus d'un même geste toute autre possibilité, que j'imprime la trace de l'inéluctable. Comme si l'avenir n'était vraiment possible que dans cet " aller-vers-soi ", cette projection de soi à soi : je ne suis vraiment libre que parce que j'assume de ne pouvoir choisir rien d'autre que ma trace, nécessaire. Je précède, sans le savoir, mon " destin "…
Mais, je crois que ce qui est dit dans cette formule n'est pas simplement générique : c'est beaucoup plus particulier qu'il n'y paraît. Seul, celui qui marche sur ses propres traces, celui qui est à lui-même son propre destin, est " homme ", voilà ce que nous dit, par-delà les siècles, le sage antique. Qu'est-ce que marcher sur ses propres traces, sinon avancer vers soi, devenir ce qu'on est ? Il faut renverser la formule et dire : " Celui qui marche sur ses propres traces est homme. "; cette inversion ouvre un point de vue plus perspicace sur notre responsabilité face à notre vie. Chacun de nous est le dépositaire, le gardien de son propre mystère - charge à lui d'en faire don. C'est le sens premier de l'œuvre : être un don - ce qui, de fait, s'oppose à toute récupération commerciale. Il faut, d'ailleurs, rêver d'une société où les oeuvres n'auraient pas de prix, proprement, " ne vaudraient rien ", et ne pourraient donc pas être vendues.
Comment une vraie phrase, ici celle de Pythagore, glanée au cours des rencontres livresques, fait son travail au cœur des limbes et finit par s'incarner ? Comment rendre compte des rencontres essentielles qui jalonnent une vie : les parents, les copains, les amours, les trahisons, la femme, l'homme, l'enfant, l'ami, et peut-être, un jour, soi-même ? Comment lire les traces qu'impriment à jamais en nous les émotions, les peines et les joies ? Voilà quelques questions, quelques voies que tente d'explorer ce nouvel album.

2 - a ) Sont-ce toujours les mêmes musiciens ?


Oui, pour l'essentiel : Xav. à la batterie et Marcus à la basse - section rythmique qui, de jour en jour, se consolide et m'étonne ; pourvu que ça dure !
Au chant, ma compagne, Nathalie, m'accompagne là où je la suis ; Alma, aussi, commence à nous rejoindre, en digne fille d'Aenthéos.
Seul notre ancien " claviériste " nous a quitté. Pourquoi ? Je crois qu'il n'a jamais vraiment saisi l'enjeu de la démarche d'Aenthéos ; donc, incompatibilité avec notre engagement artistique, ajoutée à un manque de motivation et de travail. D'autant plus que le projet de ce nouvel album devenait plus ambitieux, plus exigeant. Par ailleurs, la rencontre avec Tom, nous a ouverts de multiples possibilités créatives ; vous remarquerez qu'il a composé l'essentiel de " Comme un guerrier " et du " Sorcier de la nuit ". Qu'il est bon d'avoir des musiciens qui ont une volonté créative personnelle, qui ne sont pas de simples instrumentistes, exécutant de la musique. J'aime les vrais " fainéants " - les créatifs...
Thomas vient du jazz et de la musique de film, il est évident que sa patte est reconnaissable. Son entrée dans le groupe est effectivement due au départ nécessaire de Frantz, et l'a sans doute précipité. Le seul problème, avec Tom, pour un groupe comme nous, qui aime la scène, c'est qu'il est de la génération " numérique " et travaille exclusivement en studio. Très peu habitué à la scène il ne s'y retrouve pas. A l'heure actuelle je ne sais pas si nous pourrons continuer à composer avec un claviériste qui ne pourra sans doute pas nous suivre en tournée...

b ) Comment avez-vous travaillé à la composition de cet album ?

Pour répondre à cette question il faut dépasser la séparation habituelle entre la musique et le texte, et les penser ensemble, même si pour des raisons de clarté explicative il n'est pas possible de les confondre. Pourquoi cette précision, parce qu'une fois qu'on tient fermement l'idée générale de l'album, il s'agit de trouver l'atmosphère musicale et textuelle propre à en rendre compte, à la faire vivre comme création, pour qu'elle oeuvre ensuite d'elle-même. Le but ultime étant de s'adresser, chez, l'auditeur, au centre des émotions. Certains parlent ici de " sixième sens ", soit. La musique, n'en déplaise à Euterpe, muse de la musique (dont le nom signifie, " celle qui plaît "), n'a pas pour seule fonction de plaire, au sens restreint où l'on entend ce terme d'ordinaire, d'être courtisane. A mon sens Musique doit apporter, par son alliance avec Poésie, des sensations intellectuelles hautes, des émotions sublimes ; pas forcément plaisantes donc. Elle est " vecteur " d'émotions. Si la musique peut être divertissante ce n'est pas sa fonction essentielle, n'en déplaise aussi au " public ". Le " sixième sens " est alors celui qui s'éveille en nous lorsque nous rencontrons un vrai plaisir intellectuel. J'ai soif de ce sens et cherche dans mes créations à provoquer cet éveil. C'est là et seulement là, que nous faisons l'expérience la plus profonde de l'humain ; l'auditeur entre alors en " sympathie ", en empathie avec ce qu'il voit, entend, il éprouve une sensation de compréhension-émotion qui résonne avec l'intention de l'artiste ; tous deux vibrent à l'unisson dans le chant de l'œuvre. Il y a véritablement rencontre. Cette rencontre est le seul et véritable " salaire " de l'artiste. Je ne peux simplement jouir de sons ; j'ai soif de sens, et le verbe, la force du mot, doit introduire à une éclosion de lucidité pour corroborer la musique. Cette alchimie est notre recherche, l'alliance du son et du mot, comme je l'ai déjà écrit maintes fois : " mettre le son au service du sens " ; ce qui ne signifie pas du tout mettre la musique au service du texte : cette interprétation est très réductrice. Il faut bien comprendre que le son est dans le mot et que le sens est aussi dans le son. Un morceau comme " Personne (ne) le sait " suppose constamment cet équilibre où le sens du texte trouve son déploiement dans la musique : l'atmosphère religieuse " qui fait se retrouver dans une cathédrale ", est, alors que le texte évoque le corps gisant d'une morte, tout autant que le mariage des corps, nécessaire, il ne pouvait pas y avoir d'autre ton, même s'il existe de multiples possibilités d'arrangement, d'interprétation. Idem pour " L'enfant bleu ", la musique devait être irrespirable, encombrée, violente et mortifère, afin de faire saisir le texte au-delà de sa compréhension intellectuelle : suggérer par l'atmosphère sonore ce qui ne se donne pas, dans le texte, à la première écoute.
Pour le travail de composition proprement dit, il y a deux moments, qui peuvent d'ailleurs être espacés par plusieurs mois, voire plusieurs années. Tout d'abord, une Idée, pleine, obsédante, nécessaire. Pour le premier album, " Entre tes mains… ", c'est l'idée de la collision de la nécessité sociale et de la liberté ; lorsqu'un individu s'élève seul contre " sa " vie. Apparemment nous nous croyons libres, notre vie n'est la nôtre que parce que nous la ressentons de l'intérieur, comme sujet de nos actions, de nos pensées, mais ce n'est qu'illusion, nous entrons comme toutes choses à l'intérieur de la grande chaîne de la causalité et rien de ce que l'on fait et pense n'est l'expression d'une quelconque liberté. Et pourtant, la décision de prendre sa vie " entre ses mains ", contre toute attente, toute logique sociale, est peut-être la seule façon de devenir la cause essentielle, le moteur de ce qui nous arrive, nous touche. Dans cette décision, le choc de la nécessité et de la liberté fait jaillir l'autonomie : tu deviens l'artiste de ta propre vie, créateur - ton propre père.
Pour " Sur tes traces… ", dans la continuité du premier (car c'est une suite; mais peut-on parler de suite quand tout semble circulaire ?), l'idée est celle du cheminement comme périple, comme odyssée intérieure. La décision d'assumer enfin sa vie, ce nouvel accouchement, nous place du point de vue des rencontres essentielles qui la jalonnent et lui permettent de s'accomplir : un matin, tu te regardes dans le miroir, les yeux rouges, gonflés de sommeil, tu ne sais pas si tu as cauchemardé, pleuré toute la nuit, alors tu entres en dialogue avec ton " hôte " et ça commence : qu'as-tu ? Qu'as-tu l'enfant bleu ? Je n'ai rien, personne ne le sait, etc. Retour présent des visages et des voix. Il n'y a plus de passé, d'avenir, sinon par le ressac perpétuel de la mer-mémoire, l'émotion de vivre pleinement sa vie. Les rencontres sont toujours-là, mais créatives : les parents, les copains, les amours, les trahisons, la femme, l'enfant, l'ami, toutes celles qui te mènent à te reconnaître - peut-être, un jour...
Quand cette idée te prend et ne te lâche plus, il faut la traduire, l'ex-primer. La guitare sur les tripes, j'essaie de trouver plus des atmosphères propres à traduire des sensations, des émotions, que de partir d'un thème ou d'un plan ; alors, les mots viennent tout seuls. C'est évident pour "L'enfant bleu ", par exemple : il fallait traduire l'atmosphère irrespirable d'un univers familial déjanté et maladif, j'ai donc composé un morceau lourd, encombré, grouillant, mais qui soit aussi l'expression d'un vivier riche et " free " d'où peut naître autre chose. C'est la contradiction qui m'intéresse : comment l'enfermement stérile dans la répétition-crasse des préjugés, des idées reçues, peut provoquer une soif inextinguible de libertés, de sens, d'élévations, de créations ? Ce premier moment est donc celui de la mise en forme, en musique et en mots, d'émotions, de sensations, bref, d'un vécu archaïque et fondateur.
Le second moment est, somme toute, assez banal. Pour la plupart des " morceaux " j'arrive en salle de répétition avec une première ébauche, épure, souvent composée à la guitare sèche, donc. Je commence par raconter ce que je veux essayer de faire passer, dans qu'elle atmosphère musicale doit se dire le texte, l'effet recherché, l'émotion à susciter. Puis le groupe s'en empare, et chacun selon sa culture et son instrument fait, tout en jouant, des propositions. La grande difficulté est, au fil des sessions, de repérer et d'arrêter les bonnes idées, celles qui correspondent à l'identité du morceau. Là, je ne peux que le reconnaître, je suis seul juge; mais très souvent, nous sommes en phase et cela ne pose que rarement problème. Les textes sont la plupart du temps écrits en même temps que je compose seul à la guitare acoustique. Si vous voulez, le travail du groupe est celui de l'adaptation à l'échelle de la puissance instrumentale, du " symphonisme ", d'un morceau qui pourrait très bien rester plus intimiste (d'ailleurs je pense très sérieusement faire un album acoustique qui reprendra, entre autres, quelques morceaux des deux premiers albums - mais, là, ce n'est pas la même sensation, la même épreuve de soi qui est recherchée.)
Côté relationnel, entre musiciens, je travaille de manière privilégiée avec Xav., le batteur, nous avons constitué le groupe ensemble, je peux même affirmer que sans lui il n'y aurait jamais eu d'Aenthéos, du moins sous cette forme. Un fait, fondateur entre tous, est aussi que Nathalie m'accompagne au quotidien ; en cela, elle comprend mieux que moi-même, parfois, ce que je cherche à exprimer. Par ailleurs, je ne suis pas le seul ni à écrire ni à composer. Dans ce " nouvel " album il y a trois textes qui ne sont pas de ma veine, ainsi que deux compositions musicales.

3 - En écoutant votre album, nous avons ressenti que votre musique prenait une orientation vers un côté moins anglo-saxon que sur le précédent album qui était plus " progressif ". Que pensez-vous de cette affirmation ?

Au sens restreint et suranné du terme " progressif " vous avez raison. Au sens où il faut l'entendre aujourd'hui, ce deuxième album est bien plus progressif que le premier. Je m'explique : " l'esprit prog. " c'est l'ouverture, la recherche, l'expérimentation de nouvelles voies, alors " Sur tes traces… " est un album progressif au sens plein. Il est aussi un album " concept ". Mais, mieux que je ne pourrais le dire, voici ce que m'a écrit Thierry Payssan, de l'excellent groupe Minimum Vital, à propos de " Sur tes traces… " :

" Tout d'abord, je dois dire que je l'écoute avec un réel intérêt, ce qui n'est pas le cas de 90% de la production pseudo-" progressive " actuelle. Et oui, je sais que j'ai tendance à me rabâcher sur le sujet, mais il est clair pour moi que le " rock progressif " est malheureusement mort avec les derniers grands créateurs des 70's, et la plupart des groupes qui se réclament aujourd'hui de ce style, entendus lors de festivals ou à l'occasion d'échanges avec les musiciens, manquent cruellement, à mon humble avis, d'imagination et de maturité. Je suis le premier, en tant qu'auditeur, à le déplorer, et j'adorerais faire aujourd'hui des découvertes, comme j'ai pu le faire par le passé, avec des artistes, connus ou moins connus, qui, jusqu'au début des années 80 avaient des choses à dire, et possédaient un véritable univers à faire partager.
Or, c'est bien ce que vous faîtes (j'aurais tendance à dire " tu fais ", car il est clair que tu es sacrément impliqué dans ce projet !) : faire entendre à l'extérieur les mondes sonores de l'intérieur. Nous sommes ici tout à fait à l'écart des clichés " prog ". Bien sûr, on peut citer des influences, mais elles sont peu ou pas " encombrantes ", ou en tout cas, parfaitement " digérées " ! "

Et, pour citer Stéphane Fougère, rédacteur en chef de la revue Traverses, sept.2001, qui s'intéresse " aux autres musiques progressives " :

" A cet égard, on pourrait dire de Marc PINTA-TOURRET et d'AENTHÉOS que leur musique renvoie à celle d'artistes hors-normes des années 70, de Gérard MANSET à Peter HAMMILL en passant par Léo FERRÉ, à cette attitude libertaire de certains groupes de rock qui ne se gênent pas de pousser les murs des compartimentations culturelles. Cette attitude, c'est celle qui admet l'intégration d'un langage free de saxophone dans un cadre " rock ", c'est celle qui fait jouer une guitare comme un miroir de la stance littéraire, c'est celle qui fait rebondir les vers sur des rythmiques pas si métronomiques, c'est celle qui métamorphose les climats synthétiques en amplificateurs pulsionnels, c'est celle qui fait tourner les boucles échantillonnées au rythme des spirales existentielles...
AENTHÉOS ne signe pas ses traces deux fois de la même façon et ses compositions prennent volontiers les sentiers les moins débroussaillés. Il y a cependant ce fil conducteur, ces " intermèdes " qui reviennent comme une croix que l'on grave sur un arbre en espérant ne pas la retrouver. De " l'enfant bleu " au " guerrier ", du " sorcier de la nuit " au simple " étranger ", Marc PINTA-TOURRET se raconte dans le temps de ses métamorphoses. Il marche sur ses traces, et on le suit, car on y retrouve les nôtres, vécues ou rêvées... "

Alors soyons " pré-tentieux " : Aenthéos fait du progressif non-régressif ; où, si l'on veut, comme l'écrit Bruno Versmisse dans Hard Rock mag. du " progressif épidermique "

4 - Comme un écho, on retrouve la fameuse " empreinte de la main ", telle qu'on peut en voir dans certaines peintures rupestres. Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs la signification de cette image à vos yeux ?

Merci de vous intéresser aussi au visuel de l'album - c'est rare ! Pour un groupe qui s'auto-produit, qui essaie de tenir de A à Z l'ensemble de son travail, votre question est déjà une reconnaissance : Aenthéos fait ses pochettes, compose ses livrets. Votre question nous montre bien que les auditeurs actifs saisissent la cohérence de l'ensemble, et voient bien que, si " tout " est pensé, travaillé à la manière des artisans, il n'y a pas d'élitisme de notre démarche : le langage des émotions s'adresse à tous sans discrimination. Il suffit de prendre le temps d'instaurer une véritable démarche d'appréhension de l'œuvre.
Effectivement, cette main renvoie bien à la fameuse main pariétale des cavernes. Et, vous avez raison de parler d'" écho " pour cette image " D'une main qui s'étoile en ouvrant l'horizon /D'une écriture source qui cherche son delta "… Il est des traces qui résonnent.
Signe-écho venu de la nuit des temps cette empreinte est notre trace " primale ". Elle nous raconte que, depuis l'âge des cavernes, l'humain s'adresse en témoignage à l'humain. Mettez votre main dans cette main et vous répèterez un geste fondateur qui se situe entre l'art et le premier langage : un geste qui entretient et sauve un lien fondamental. En un temps où il n'y avait pas d'écriture, cette trace d'une main, faite en empreinte ou au pochoir, nous fait signe et nous montre les temps à venir. Mais, aussi belle que soit sa trace elle tient du sang aussi, et je ne saurais dire si elle est signe d'alliance ou de mort. Pour moi, c'est sûr, elle est le premier poème de l'humanité, son premier testament.
Plus précisément encore, la main est le premier " outil ", sans doute le plus fin, le plus subtil ; nous avions d'ailleurs mis sur la pochette de notre premier album, en légende à " cette trace ouverte empruntée à la terre ", cette belle phrase d'Henri Focillon tiré de son ouvrage Éloge de la main :
" La main est action, elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu'elle pense. "
Je dis volontiers, à qui veut entendre, qu'un véritable artiste " pense " avec ses mains - souvent pour couper court à la vulgaire séparation, si répandue et entretenue, entre les manuels et les intellectuels.
On peut aussi penser au proverbe " La main a cinq doigts et pourtant elle est une. ", en imaginant qu'un groupe authentique, qui dure, devrait être à son image, s'unifiant dans la différence ; mais cela n'est, malheureusement, qu'une belle analogie...

5 - Y a t-il un concept général dans cet album ?

Je crois en avoir déjà parlé. Cette question m'étonne toujours car je ne comprends pas comment on peut composer autrement qu'à l'intérieur d'une logique conceptuelle. C'est comme une histoire qui suit sa propre trame : le résultat est au fondement. Certes, on peut toujours diviser sa pensée et la proposer en morceaux apparemment distincts ; charge alors à l'auditeur, ou au lecteur, de s'élever à une vue d'ensemble pour en saisir le lien profond. Je vais me faire, une fois de plus, des ennemis, mais je pense vraiment que la création authentique ne peut qu'obéir à un concept fondamental qui régit toute intention de son auteur. L'idée principale de " Sur tes traces... " est que le sens de l'existence commence à affleurer, du magma des apparences, dès lors qu'on commence à mettre ses pas dans ses propres pas, autrement dit dès lors qu'on assume pleinement ses actes : être homme, c'est marcher sur ses propres traces ; n'agir que dans la mesure où si tu devais le refaire tu le referais : sentir l'éternité dans chaque instant de sa vie.

6 - Pouvez-vous nous en dire plus sur le titre " L'étranger que je suis ", au climat très justement très étrange et dont les paroles parsèment la pochette.

Encore merci de souligner le lien prégnant qu'il y a entre l'image, le texte et la musique. Malgré les siècles, disais-je, sans doute même grâce à la distance de quelques millions d'années, cette main pariétale continue de nous faire signe, de nous éclairer du fond de notre nuit ; c'est pourquoi, j'ai écrit manuellement les premiers vers de " L'étranger que je suis ", sur la trace de cette main, pour tenter de signifier, à mon tour, qu'entre la simple empreinte " primitive " et l'écriture la plus aboutie, conceptuelle et poétique, il n'y a qu'un saut relatif au regard de l'échelle cosmique. Je termine à dessein ce texte par ces vers :

" D'une main qui s'étoile en ouvrant l'horizon
D'une écriture source qui cherche son delta
De cette trace ouverte empruntée à la terre
Jusqu'au poème blanc qu'on aurait pu écrire
Jusqu'au poème noir qu'il ne faut plus écrire "

Je crois qu'un poète est fondamentalement un " étranger ". Etranger à son temps, à son milieu ; à sa propre personne - ce qui ne veut pas dire qu'il est au-dessus, désintéressé, indifférent ; bien au contraire, cette étrangeté lui confère ce que Nietzsche appelle " le pathos de la distance ", c'est-à-dire l'œil du témoin, de celui qui témoigne et qui est propre à laisser des traces testamentaires.
Quant au climat étrange de " L'étranger… ", vous remarquerez, justement, que dans le livret, je le définis comme étant une " atmosphère sonore " et non une musique, ou un accompagnement. Autrement dit c'est bien un " climat ", au sens radical.
C'est l'histoire de celui qui revient d'un pays de rencontre impossible. Je l'imagine, je le vois. Sous une chaleur torride, revenant des " déserts humains ", il marche dans la poussière, encore et toujours, une ligne brisée de pas sans intention, une errance parfaite. Toute rencontre est maintenant, pour lui, malencontreuse, un scrupule. C'est ainsi, la rencontre : un rapprochement inévitable, de jour en jour ; bientôt, pour un instant, une coïncidence, une proximité, un simple effleurement, peut-être, aussi, un choc, une collision, un duel ; et déjà on s'éloigne, c'est un arrachement; une déchirure - blessures, cicatrices et traces font le reste. Il en va de la parenté, des liens, de l'amitié, comme de toute rencontre, aussi fortuite que nécessaire, autant combat qu'union. La rencontre est toujours, tôt ou tard, un rencontre : massacre; accomplissement, fusion, effusion... Chaque pas, dans cette course en avant vers soi, est le contraire de l'autre, sans repos. Ça commence par une chute : un jour, on tombe sur quelqu'un, on tombe amoureux, et on se dit pardon - comme pour s'excuser, déjà coupable. On s'observe, on décide de se revoir. Au rendez-vous des amis peu sont venus... Chacun s'arme au hasard des rencontres qu'il a. Un parent, un ami, une femme, n'importe qui, tout est nécessité de poursuivre son ombre. On se heurte, on se comprend, on rit, on se contient, on se retient, on pleure. La trace sur ta joue est faite de tout ça ; de rencontres vaincues, de parents associés dans un jeu de massacre, de rendez-vous d'amis ratés, inopportuns, de sentiments croisés, noués comme des chaînes, d'échanges sans intérêts qu'on veut te faire payer.
Et, au bout du compte, on se retire dans l'ombre de son ombre, et, sous le soleil de midi, on marche sur ses propres traces...

Pour évoquer cette errance guidée il fallait une " musique " modale (ici Sol mineur), répétitive, une scansion qui permette de donner à la fois l'impression d'une circularité, d'un sur-place, mais aussi, d'une marche, d'une richesse d'expériences et d'épreuves qui constituent la vérité d'un vécu authentique ; celui d'un homme qui revient de loin…
Ce qui renforce un peu plus l'idée d'une histoire qui est bien la formulation esthétique des traces d'un vécu. Mais ce n'est pas, non plus, simplement auto-biographique. Il suffit de trouver le fil d'Ariane, dans l'entrelacs de ses errances musicales et verbales, de le suivre. Nous nous rendons compte bien vite qu'il y a comme une circularité infinie de toute démarche authentique, nous revenons sans cesse sur nos pas (sans nostalgie ni passéisme), de même qu'une mélodie revient sans cesse : la mise en musique de cette circularité a pris la forme d'une " mise en abîme " dès l'introduction : le Prologue est pensé comme une sorte de creuset originaire, chaotique, dans lequel se mélangent tous les morceaux qui suivront, une sorte de magma d'où sortiront tous les titres jusqu'au dernier. D'ailleurs la première partie du dernier titre, donc, " L'étranger que je suis ", sort la première de ce magma et vient, de fait, s'inscrire dans la circularité de l'album. Chaque accomplissement est un point de départ. Ainsi le dernier morceau devait-il évoquer, par le rythme de la litanie, une marche sans fin ; celle dont chaque pas est la justification contradictoire de celui qui précède. La question posée, " Etranger, d'où viens-tu ? " n'étant que la mise en perspective, pour l'auditeur d'une réponse toujours attendue, souvent présupposée. Lorsqu'on désigne un étranger, c'est la question de l'origine qui se pose, celle de son ailleurs ; celle d'un lieu qui n'est pas celui de " nos " racines. En fait, l'étranger est toujours celui qui a à rendre compte de son origine, de sa généalogie.
Bien plus, ce n'est pas uniquement cela qui est visé ici, en fait, l'étranger dont je parle est d'une toute autre étrangeté : celle d'un homme qui, bien de chez nous, (n')est chez lui nulle part, ne se reconnaissant en rien dans " sa " société ; d'un homme qui n'est pas des siens, qui n'aime rien de ce qu'on veut lui faire aimer : qui est " abandonné seul parmi les hommes " (J.J.Rousseau). Celle d'un casanier que ses pensées mènent bien plus loin que chaque bout du monde. L'immensité est là, sous ses pas, dans le désert sans limites des solitudes, tout autour de lui s'étend les vastes décharges des préjugés, des idées recues, des opinions ; le déferlement immonde de la vulgarité la plus crasse, de la dégueulure continuelle des informations diffractées et diffuses (à ce sujet, vous pouvez lire sur notre site quelques réflexions de cet ordre sur le " Terrorisme : www.aentheos.com ", histoire de contrebalancer, un peu, le martèlement médiatique)
Cet étranger, donc, est un nomade des temps dérisoires où l'humanité superbe, ayant réduit la terre à sa courte vue, s'occupe d'écologie comme on va à la messe. Dans ce culte commercial où tout se vend parce que plus rien n'a de valeur, ce nomade mène un combat de racine , ressemble à l'herbe folle prise aux encoignures des pierres. Il a l'œil fou, effaré, ahuri, hagard, sa parole éructée recrache la soupe qu'on lui sert quotidiennement ; alors, on le juge, on lui dit qu'il " crache dans la soupe ", que son " cynisme " mord la main qui le nourrit. Mais, on ne se demande jamais si ce qu'on nous sert est vraiment buvable et digeste, si la pire violence n'est pas le fait de ce " on " si serviable, si altruiste ; de ce " on " qui est un " nous "…
Une fois claire l'idée de cette autre solitude, de cette autre étrangeté, la trace s'est présentée sous son double aspect de ce qu'on laisse et de ce qu'on suit, de ce qui reste et de ce qui ouvre ; c'est pourquoi le dernier titre s'intitule " L'étranger que je suis ", avec l'ambivalence de sens entre " être " et " suivre ". L'album est donc construit sur un schéma assez simple, une sorte de double mouvement descendant-ascendant /aller-retour.
D'abord, un retour en mémoire, à partir du constat d'un homme qui le matin se regarde dans le miroir et se dit : " Qu'as-tu, qu'as-tu au bord des yeux ? Qu'as-tu au fond des yeux ? ". Vouloir scruter, dans son propre regard le tréfonds de son âme ; enfin comprendre d'où lui vient cette fièvre, cette lucidité, cette avidité de sens. " Est-ce les souvenirs qui ombrent/Le cerne où creuse cette encre noire/Est-ce, au fond, tes visions qui sombrent/Vers les confins bleus de l'espoir? ". Alors défile sa vie, des premiers souvenirs cristallisés de son enfance bleue jusqu'au moment présent où l'instant nous accueille dans sa virginité. Blanc.
Cette étrangeté c'est aussi celle d'un éternel " enfant bleu ", qui chantera toujours la nuit pour conjurer ses peurs. Là, j'ai voulu dénoncer le mythe d'une enfance rose ou verte. L'enfance est bleue, tirant le plus souvent au noir. Apprentissage, chutes, limites, coups, obéissance, interdits, craintes et peurs, tout est danger, mesure de soi à un monde hostile, celui de la loi, des parents, des profs, bref, des prétendus forts ; et, l'enfant grandit, et s'il a la chance de ne pas devenir à son tour un tyran d'enfant, un " adulte " (c'est-à-dire le type même du faible qui impose aux enfants ce qu'il n'est pas capable de s'imposer à lui-même, qui est tout sauf exemplaire), s'il perçoit que tout cela n'était que faiblesse, aliénation, jeux de rôles et de pouvoirs, alors, il rêve d'un autre monde où l'âge importe peu, où l'on ne meurt pas comme on naît, dans l'inconscience de sa présence au monde.
Le bleu c'est aussi, nous dit-on, la couleur traditionnellement (arbitrairement) attribuée aux garçons. Mais le bleu est aussi la couleur de la profondeur océane, le " cyan "; celle qui marque le corps-enfant meurtri, quand il est à bout de souffle, qu'il se noie, cyanosé, quand il ne trouve qu'air vicié, étroitesse et saturation, encombrement, alors que tout l'appelle vers les vastes espaces de l'ailleurs. Non, l'enfance n'est pas verte, n'est pas un paradis (é)perdu d'amour, " Les verts paradis des amours enfantines "(Baudelaire). Aucune n'est rose non plus. J'ai d'ailleurs appris dernièrement qu'une association d'aide aux enfants battus s'appelle " L'enfant bleu ". On ne veut pas voir combien l'enfance est difficile, on fait tout pour l'oublier en reproduisant sur sa progéniture sa propre déchéance. Et, pourtant, père de trois enfants, je sais combien " il faut forcer l'enfant à être libre "...
L'enfance, souvent me désespère - du moins telle qu'on la fait subir aux gosses. La condition d'une existence qui s'accomplit dans la maturité, dans la lucidité critique, me semble bien préférable, à l'idée d'être un éternel " enfant ". D'ailleurs n'est-il pas connu que les gouvernants de toutes époques n'ont de cesse que d'infantiliser les peuples ? Les nations ne sont-elles pas de grandes " familles " - nous dit-on ? Et, que font la plupart des parents ? L'amagalme de l'enfance et de l'espoir est commode pour nous faire espérer des lendemains meilleurs : " Du pain et des jeux ". Ce qui me désespère c'est, de cette fausse idée de l'enfance, l'espoir qui en ressort ; cet os à ronger que nous laissent ceux qui exploitent, détruisent, éradiquent, purifient, exterminent, sous couvert de gouverner, avec la bénédiction des chefs religieux, des sectaires de tous ordres. Mais les " enfants ", ce sont eux ! : cruels, égoïstes, jouant avec la planète comme on joue aux dés ; n'ayant aucun sens du legs et de la transmission des valeurs - croyant que tout a été " créé " pour eux.
A l'école, déjà, le tableau de la classe était noir, il m'effrayait. Les maîtres et maîtresses n'ont jamais pu me faire croire, malgré toutes leurs belles connaissances, leurs écritures blanches et leurs craies de couleurs, qu'il pouvait être moins sombre. A la fin de la classe j'étais toujours volontaire pour l'effacer. Et, maintenant on me dit que je noircis le tableau ! Paradoxalement, je pense que l'ouverture des possibles à venir réside en ceux qui ont " l'énergie du désespoir ". Alors l'enfant, oui, mais comme " père de l'homme ".

7 - Votre précédent interview dans notre zine se clôturait par une phrase de René Char : " Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. ", qui est justement la citation qui se trouve être au dos de la pochette de l'album qui vient de sortir et qui est aussi le final sonore de l'album. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette phrase ?

Somme toute c'est assez simple, en dépit de la formule apparemment sibylline du poète. Notre héritage : tout ce que nous " lèguent " nos ascendants nous est laissé comme ça, sans " mode d'emploi ", si je puis dire. Chaque génération, tirant profit de la Terre, la laisse à " ses " enfants, l'abandonne sans ce soucier de leur transmettre les valeurs d'un véritable legs. Maintenant, Elle est exsangue - " Les données du problème sont désormais bien connues, et pas seulement des experts : tout le monde sait que les ressources mondiales s'épuisent tandis que la démographie explose, que l'Occident pompe les richesses de la planète comme un cancer, et que les choses ne pourront pas longtemps continuer ainsi. Le problème, c'est que la société occidentale ne peut pas se réformer (ce qui est mis en œuvre sous ce nom est absolument dérisoire et ne modifie en rien la tendance générale), et que les mécanismes qu'elle a mis en place semblent rendre toute révolution impossible. Tout se passe comme s'il n'y avait plus qu'à attendre la catastrophe. La société occidentale est incapable de se réformer parce que paradoxalement elle est étroitement liée aux intérêts de ses membres - qu'elle exploite pourtant - sous la forme du bien-être matériel et de la sacro-sainte " liberté ", auxquels les individus ne sont pas disposés à renoncer. " Christian Carle.
De plus, René Char, dans cet aphorisme (qu'il écrit alors qu'il est dans la résistance !), pointe du doigt les prétendus testaments que sont l'Ancien et le Nouveau. La Bible, au regard de l'histoire de l'humanité, de la guerre chronique et fratricide de l'homme contre l'homme, est un " testament " nul et non avenu. Ainsi, nous héritons d'un passé ne servant qu'à glorifier les " grands hommes " : des tyrans assassins imbus d'eux-mêmes. L'humanité, dépourvue de véritable testament " ne retient pas les leçons de l'histoire ", et recommence à l'envi, dans l'enfer de la répétition, le même scénario : on reprend les armes et on recommence. Chaque génération avance sur les ruines de la précédente. Et, à la limite, s'il ne s'agissait que de l'humanité ! ; mais, et c'est le plus grave, " notre " histoire est toujours, de fait, celle du crime généralisé contre la Nature…
Le poète atterré devant tant de massacre, constate et tente d'en saisir, malgré tout, l'unité profonde. Il ne peut qu'essayer, alors, d'élever sa parole et son verbe au niveau d'exigence que requiert cette vérité, au degré de force qu'il faut pour la soutenir. La poésie est l'élan même de cette élévation, la tentative d'unifier la diffraction dans la diversité ; elle n'est pas un dogme. Elle est la seule expression humaine qui soit vraiment testamentaire (" l'art suprême ") parce qu'elle s'écrit sous la dictée du chant du monde, elle est la trace de sa plainte. Mais qui, aujourd'hui, l'entend ? Notre monde est atteint d'" absurdité ".

8 - Y a-t-il déjà des réactions de la presse, d'auditeurs ou de votre entourage par rapport à l'écoute de cet album et si oui, quelles sont-elles ?

Oui, plus que nous espérions. La presse notamment, régionale et nationale, s'enthousiasme pour cet album avec bien plus de ferveur que pour le premier. Pour faire court, et vous donner une idée générale, voici les termes, de mémoire, qui reviennent le plus souvent dans les articles et chroniques : émotion, inclassable, original, écoute, poésie, œuvre…
En revanche, et la situation est cocasse, alors que les échos sont de plus en plus positifs, que nous travaillons avec quelques artistes " reconnus ", les distributeurs nous lâchent tous, un par un, surtout les revendeurs dits de " musique progressive ". Mais, à bien y réfléchir, rien d'étonnant, et, si le " rock progressif est mort ", pour reprendre l'expression de Thierry Payssan, c'est n'est pas la seule faute des artistes qui ne se renouvellent pas, qui manqueraient de choses à dire, mais aussi, et à mon avis surtout, parce que les réseaux de distribution perpétuent la conception sclérosée d'un " rock progressif " qui doit obéir à certaines règles du genre, à certains critères de sélection. On en arrive à la situation absurde, mais ô! combien " valorisante " pour nous, où les véritables artistes sont peut-être bien ceux qui ne trouvent de place nulle part dans les bacs. J'écrivais hier à Bernard Gueffier de Muséa, qui a refusé de distribuer " Sur tes traces… " (sinon uniquement par V.P.C). :
" Qu'en est-il de ta dernière proposition de prendre, malgré tout, notre deuxième album en V.P.C.? Si tu la maintiens, fais-moi signe, et je t'envoie quelques exemplaires : combien ? C'est toujours bon à prendre ; c'est bien que le " milieu prog. " puisse aussi, même s'il y a peu de demandes, avoir accès à mon travail. A ce sujet, je n'ai bien sûr pas le pouvoir de te convaincre, mais je pense que tu fais fausse route en ne nous mettant pas dans ton catalogue, et dans les bacs. Certes, Aenthéos est à la marge du Prog., en marge même de toute tendance ; mais, c'est précisément ça son atout ! Tu devrais aller faire un tour sur notre website ( www.aentheos.com ), afin de te rendre compte des échos plus que positifs de ce " milieu ", de l'ensemble de la presse, des artistes et du public. Pour finir, je crois que ce que je fais avec Aenthéos ne doit pas être pensé à court, voire moyen terme : si Aenthéos n'est pas commercial il est largement " commercialisable ". Nous en reparlerons... "
La réponse que j'ai reçue ce matin est une fin de non-recevoir. Je sens bien les réticences des marchands : c'est toujours la loi, prétendue, de la demande qui conditionnerait l'offre ; mais ce sont eux qui conditionnent la demande, eux qui déterminent les goûts des publics. Comme pour la standardisation de la variété, un distributeur en position de monopole oriente le marché en fonction des produits qui se vendent le plus. C'est un cercle vicieux : si en face, personne ne donne le change, permet de faire connaître ce qui se fait de différent, d'original, comment voulez-vous que l'auditeur potentiel puisse faire un choix ? Car, bien plus qu'on ne croit, il y a des oreilles capables d'entendre l'in-entendu. Enfin, bref, c'est toujours la même histoire, et le tord que nous avons, nous les absents des catalogues et des bacs, sachant pertinemment qu'il y a peu de chances que cela change, est de vouloir malgré tout vendre notre travail de création. C'est, pourquoi, même si je suis amer et en colère, je pense qu'il ne faut pas perdre son énergie dans la recherche d'un quelconque succès (cf. : le dernier couplet du titre : Etrangeté ; " Un jour, un jour, quand le succès nous aura eus… ").
Du côté des " proches ", sur le premier, tout le monde y allait de ses conseils, de ses goûts et jugements, là, pour cet album, personne ne dit rien, c'est comme s'ils étaient interdits - c'est très étrange !
Pour finir, je sais que ce que je fais avec Aenthéos est vraiment créatif, apporte une authentique vision esthétique à certaines personnes ; la reconnaissance, elle, est bien là. J'en veux pour preuve votre chronique et l'entretien que vous nous accordez.. Au-delà encore, il y a quelques jours sur notre site, j'ai été ému aux larmes par ce message d'une femme : " Aenthéos m'aide à vivre "…

9 - Maintenant ; quels sont vos projets ?

Nous soufflons un peu quant à la composition d'un album. L'essentiel du prochain est pourtant déjà bien présent.
Dans l'immédiat nous travaillons à trouver notre manière d'être sur scène, la façon la plus juste de se présenter en accord avec notre " style ", notre discours. Trop de groupes ont des comportements stéréotypés. Il faut absolument que nous trouvions plus qu'une simple présence scénique - c'est très difficile. Je ne veux pas, non plus, faire un show, mais simplement montrer au public que nous jouons, nous agissons sur scène, en accord avec l'atmosphère sonore et les valeurs que nous défendons dans nos textes : tenir parole sur scène... Donc, tourner plus et mieux. Mais…

10 - Conclusion…

Voilà donc le fameux " dernier mot " ! Vous l'avez compris, j'aime le débat d'idées, la contradiction constructive, l'échange, mais je n'aime pas l'idée qu'on puisse avoir le dernier mot, conclure. Je pense vraiment que ce qui fait avancer une discussion c'est, paradoxalement, qu'on va toujours cheminer vers une " impasse ", mais qui serait comme sans fond. Une vraie recherche est aporétique, elle n'aboutit jamais sur une solution univoque et sûre, elle se cherche sans fin. Comme des points de suspension après le mot " conclusion … ".
A l'image de " L'étranger que je suis... ", dernier " morceau " de notre album, reprenant le premier, où l'étranger répond à la question de l'origine, Etranger d'où viens-tu ?, par une réponse sans fin ; une sorte de parole fleuve qui remonte à sa source, en revenant sans cesse sur elle-même. Une parole infinie, qui fait cercle, qui s'accomplit en s'évanouissant dans le chant du monde, pour se réaffirmer, in extremis, dans celle du poète...