Interview
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Interview
Aenthéos pour Underground Investigation
1 - a
) Vous venez de sortir votre deuxième album qui était prévu
pour l'automne 2000. Quid ? ...
Effectivement,
nous avons pris six mois de retard sur la sortie espérée
de " Sur tes traces... " C'est essentiellement dû à
une reprise en main complète du mode de production et de notre
travail en studio. Notre premier album a été fait dans un
studio associatif à moindre frais, en un temps record ( une petite
semaine) ; mais, pour un groupe qui a peu de moyens, c'est toujours difficile
de sortir 2 000 F par jour de studio ; de plus, le résultat ne
nous satisfaisait pas, nous avions besoin de plus de temps, notamment
pour le mixage, d'un calendrier plus souple, bref de pouvoir travailler
plus sereinement, sans avoir à regarder ni la montre ni le portefeuille.
Après avoir obtenu plusieurs devis, de studios plus professionnels,
la somme que nous devions engager pour quinze jours, étaient de
35 000 F, plus le travail d'infographie, le pressage, etc. Nous étions
prêts à tout faire pour la trouver : sponsors, souscriptions,
et fonds de poches. Nous y sommes parvenus, en partie grâce au souscriptions.
Je remercie, en passant, toutes les personnes qui ont souscrit à
notre projet, qui, donc, pensent qu'Aenthéos vaut la peine d'être
aidé - près de 17 000 F de préfinancement et de don.
Un sponsor, D&D multimédia, pour ne pas le nommer, nous a offert
l'intégralité du pressage. Le reste étant à
notre charge. A ce moment là nous étions en janvier 2000,
il nous restait huit à dix mois pour respecter le calendrier fixé
; les compos étaient bien avancées, tout semblait s'agencer
au mieux.
C'est là qu'un autre projet, auquel il a fallu donner priorité,
est arrivé. Nous avons travaillé, avec la revue de poésie
21-3, sur la sortie d'un album où divers poètes contemporains
devaient être " mis en musique " par des groupes dits
de rock (au sens le plus large). Dans ce disque, Quai 213, de seize titres,
Aenthéos est aux côtés de gens aussi " connus
" et divers que Sapho, Kent et le groupe Noir désir. Evidemment,
avec de telles " locomotives " le disque n'a pas eu de mal à
trouver un distributeur et se retrouve déjà dans les bacs.
Mais au moment où nous sommes allés en studio pour enregistrer
notre titre pour 21-3, (titre qui s'intitule " Je n'ai rien "
et qui est aussi dans notre album), nous avons rencontré Tom.
Pour le situer, Tom (22 ans) est passionné d'informatique
musicale, il possède son propre home-studio et compose notamment
des musiques de film avec bonheur et talent (site : www.sound4movie.com
). Connaissance du responsable du projet Quai 213, Tom est venu assister
à notre séance d'enregistrement de " Je n'ai rien ";
à la sortie il nous est apparu très sceptique sur la qualité
de l'enregistrement, et nous a expliqué que si nous avions notre
propre studio numérique, notre travail s'en trouverait bien mieux
valorisé. Comme beaucoup de musiciens " roots " j'étais
très critique vis à vis du numérique, ayant tout
juste, à la maison, un Mac classic en guise de machine à
écrire. Fort de ses arguments Tom nous a expliqué que pour
un investissement comparable nous pourrions faire notre disque et avoir,
at home, le matériel pour faire les suivants. Nous avons écouté
ses propres créations, le son nous a paru excellent ; le rapport
qualité/prix très accessible. Le seul vrai obstacle était
de s'y mettre ! Qui allait passer de l'autre côté, faire
les prises de sons, trouver la patience, le temps, et pour finir, réaliser
le mixage ? La décision ne fût pas facile à prendre.
Où implanter le studio ? Faire des travaux ? Le coût augmentait
d'autant. Après un mois de réflexion, il fallait faire vite,
nous avons déménagé une pièce, cassé
un mur, ... - c'était parti. Nous n'avions pas encore toute la
liquidité nécessaire, alors nous avons emprunté auprès
d'un usurier (Banque), chaque musicien s'engageant à verser 200
F par mois, et vogue la galère. Depuis des prises de son au mixage
j'essaie de tout concilier... Voilà pour les détails.
Mais, au fond, ce qui a le plus compté dans notre décision,
c'est l'idée d'être enfin autonome, de n'avoir à obéir
qu'à nos propres lois.
L'auto-production n'a vraiment de sens à mes yeux que si elle réalise
concrètement un engagement artistique authentique. On peut toujours
penser qu'un groupe qui s'auto-produit, qu'un écrivain qui s'auto-édite,
etc., le font parce que personne ne s'intéresse à eux, et
que par-là il satisfont leurs égos respectifs à bon
compte. Mais, il en va de sa fonction d'artiste, de sa place critique
dans la société. A mes yeux un artiste, pour être
tel, doit s'affranchir de toute dépendance vis à vis du
système actuel de production ; bien plus, une oeuvre ne peut obéir
qu'à sa propre nécessité, elle est autotélique,
c'est-à-dire qu'elle est son but, elle est à elle-même
son épanouissement. Rien en dehors d'elle ne doit interférer.
Bien sûr, bien sûr, il y a toujours les contraintes propres
à la production, à la composition, etc. mais tout cela fait
partie intégrante de ce qui est mis en oeuvre dans une véritable
création. Je parle ici des contraintes extérieures, celles
de la production au sens le plus large, économique du terme : le
système de production, et l'art n'y échappe pas, est capitaliste.
Tout est coordonné pour formater, pour produire des standards :
produire = réduire. Ne nous voilons pas la face, je ne fais que
rappeler des évidences; mais, à force de les banaliser,
ces évidences, nous ne les voyons plus, et nous finissons par les
accepter comme autant de normes. Rien ne doit normer la création
sinon sa propre nécessité à se réaliser. S'auto-produire,
dans de telles conditions, est non seulement l'accomplissement de sa propre
démarche artistique, mais c'est aussi un positionnement politique,
celui d'un artiste qui prend le maquis dans une guerre généralisée
de la production contre la Création.
Voilà donc pourquoi nous avons pris six mois de retard, mais ça
valait la peine, c'est sûr. Maintenant, seuls impression et pressage
nous échappent, mais ceux-là n'interviennent que très
peu dans la conception générale d'un album. D'ailleurs,
je suis persuadé, que si j'avais dû proposer des maquettes
de notre travail à divers producteurs, nous aurions essuyé
refus sur refus. Notre démarche esthétique ne procède
d'aucun plan de carrière, elle n'est pas un calcul ; et peut-être
même ne vaut-elle rien eu égards à leurs critères,
mais, pour le moins elle est un pied-de-nez à tous ceux qui nous
enterrent vivants, à tous ceux qui veulent réduire l'art
à du commerce.
b ) Racontez-nous un peu la genèse de cet album.
Ce n'est
pas facile d'être dans la position de celui qui doit, maintenant,
réfléchir sur ce qu'il a fait ; non pas à cause de
la distance, du temps, mais en raison de la difficulté à
parler d'une chose qui est déjà dite, mais autrement. En
dépit des apparences, je n'analyse pas ce que je fais au moment
de la conception, de la création : " Ce que je fais m'apprend
ce que je cherche. " - cette formule colle parfaitement à
ma démarche. C'est pourquoi, mes réponses sont si laborieuses
; elles tracent le cheminement d'une prise de conscience se réalisant,
simultanément, dans le processus même de la formulation de
la réponse. Je pourrais aller jusqu'à dire que nous découvrons
ensemble, vous et moi, ce que j'en pense - même si ce n'est pas
tout à fait exact de dire cela.
La genèse est comme son titre, " Sur tes traces... "
: c'est le parcours d'une vie, qui commence là où remonte
la mémoire de la petite enfance, donc là où commence,
simultanément, la projection esthétique de soi dans l'uvre
- un projet fondamental de vie. Le récit d'une histoire, qui ne
devient vraiment sienne que parce qu'elle n'est plus seulement individuelle,
et parce qu'elle se partage, s'adresse à..., universellement.
C'est la force de la distance, en quelque sorte, le retour, sans nostalgie,
sur les souvenirs, les émotions qui ont marqué notre cheminement
; le point d'ancrage étant la rencontre avec l'autre. Tout "
ça " laisse des traces qu'il faut lire, traduire, interpréter
: créer. Chacun est à soi son propre mystère, sa
propre utopie : la création de son histoire n'est pas pour autant
son non-lieu, une simple romance, au contraire, elle est l'ultime manière
de l'assumer, d'être là, en elle, hic et nunc.
Plus factuellement, l'idée de cet album s'est faite l'écho
de la belle formule, attribuée à Pythagore : " L'homme
est celui qui marche sur ses propres traces. ". Il y a dans la trace
une étrange simultanéité de la nécessité
(destin) et de la liberté (autonomie) ; c'est au moment même
où je pose le pied là, où j'exclus d'un même
geste toute autre possibilité, que j'imprime la trace de l'inéluctable.
Comme si l'avenir n'était vraiment possible que dans cet "
aller-vers-soi ", cette projection de soi à soi : je ne suis
vraiment libre que parce que j'assume de ne pouvoir choisir rien d'autre
que ma trace, nécessaire. Je précède, sans le savoir,
mon " destin "
Mais, je crois que ce qui est dit dans cette formule n'est pas simplement
générique : c'est beaucoup plus particulier qu'il n'y paraît.
Seul, celui qui marche sur ses propres traces, celui qui est à
lui-même son propre destin, est " homme ", voilà
ce que nous dit, par-delà les siècles, le sage antique.
Qu'est-ce que marcher sur ses propres traces, sinon avancer vers soi,
devenir ce qu'on est ? Il faut renverser la formule et dire : " Celui
qui marche sur ses propres traces est homme. "; cette inversion ouvre
un point de vue plus perspicace sur notre responsabilité face à
notre vie. Chacun de nous est le dépositaire, le gardien de son
propre mystère - charge à lui d'en faire don. C'est le sens
premier de l'uvre : être un don - ce qui, de fait, s'oppose
à toute récupération commerciale. Il faut, d'ailleurs,
rêver d'une société où les oeuvres n'auraient
pas de prix, proprement, " ne vaudraient rien ", et ne pourraient
donc pas être vendues.
Comment une vraie phrase, ici celle de Pythagore, glanée au cours
des rencontres livresques, fait son travail au cur des limbes et
finit par s'incarner ? Comment rendre compte des rencontres essentielles
qui jalonnent une vie : les parents, les copains, les amours, les trahisons,
la femme, l'homme, l'enfant, l'ami, et peut-être, un jour, soi-même
? Comment lire les traces qu'impriment à jamais en nous les émotions,
les peines et les joies ? Voilà quelques questions, quelques voies
que tente d'explorer ce nouvel album.
2 - a ) Sont-ce toujours les mêmes musiciens ?
Oui, pour l'essentiel : Xav. à la batterie et Marcus à la
basse - section rythmique qui, de jour en jour, se consolide et m'étonne
; pourvu que ça dure !
Au chant, ma compagne, Nathalie, m'accompagne là où je la
suis ; Alma, aussi, commence à nous rejoindre, en digne fille d'Aenthéos.
Seul notre ancien " claviériste " nous a quitté.
Pourquoi ? Je crois qu'il n'a jamais vraiment saisi l'enjeu de la démarche
d'Aenthéos ; donc, incompatibilité avec notre engagement
artistique, ajoutée à un manque de motivation et de travail.
D'autant plus que le projet de ce nouvel album devenait plus ambitieux,
plus exigeant. Par ailleurs, la rencontre avec Tom, nous a ouverts de
multiples possibilités créatives ; vous remarquerez qu'il
a composé l'essentiel de " Comme un guerrier " et du
" Sorcier de la nuit ". Qu'il est bon d'avoir des musiciens
qui ont une volonté créative personnelle, qui ne sont pas
de simples instrumentistes, exécutant de la musique. J'aime les
vrais " fainéants " - les créatifs...
Thomas vient du jazz et de la musique de film, il est évident que
sa patte est reconnaissable. Son entrée dans le groupe est effectivement
due au départ nécessaire de Frantz, et l'a sans doute précipité.
Le seul problème, avec Tom, pour un groupe comme nous, qui aime
la scène, c'est qu'il est de la génération "
numérique " et travaille exclusivement en studio. Très
peu habitué à la scène il ne s'y retrouve pas. A
l'heure actuelle je ne sais pas si nous pourrons continuer à composer
avec un claviériste qui ne pourra sans doute pas nous suivre en
tournée...
b ) Comment
avez-vous travaillé à la composition de cet album ?
Pour répondre à cette question il faut dépasser la
séparation habituelle entre la musique et le texte, et les penser
ensemble, même si pour des raisons de clarté explicative
il n'est pas possible de les confondre. Pourquoi cette précision,
parce qu'une fois qu'on tient fermement l'idée générale
de l'album, il s'agit de trouver l'atmosphère musicale et textuelle
propre à en rendre compte, à la faire vivre comme création,
pour qu'elle oeuvre ensuite d'elle-même. Le but ultime étant
de s'adresser, chez, l'auditeur, au centre des émotions. Certains
parlent ici de " sixième sens ", soit. La musique, n'en
déplaise à Euterpe, muse de la musique (dont le nom signifie,
" celle qui plaît "), n'a pas pour seule fonction de plaire,
au sens restreint où l'on entend ce terme d'ordinaire, d'être
courtisane. A mon sens Musique doit apporter, par son alliance avec Poésie,
des sensations intellectuelles hautes, des émotions sublimes ;
pas forcément plaisantes donc. Elle est " vecteur " d'émotions.
Si la musique peut être divertissante ce n'est pas sa fonction essentielle,
n'en déplaise aussi au " public ". Le " sixième
sens " est alors celui qui s'éveille en nous lorsque nous
rencontrons un vrai plaisir intellectuel. J'ai soif de ce sens et cherche
dans mes créations à provoquer cet éveil. C'est là
et seulement là, que nous faisons l'expérience la plus profonde
de l'humain ; l'auditeur entre alors en " sympathie ", en empathie
avec ce qu'il voit, entend, il éprouve une sensation de compréhension-émotion
qui résonne avec l'intention de l'artiste ; tous deux vibrent à
l'unisson dans le chant de l'uvre. Il y a véritablement rencontre.
Cette rencontre est le seul et véritable " salaire "
de l'artiste. Je ne peux simplement jouir de sons ; j'ai soif de sens,
et le verbe, la force du mot, doit introduire à une éclosion
de lucidité pour corroborer la musique. Cette alchimie est notre
recherche, l'alliance du son et du mot, comme je l'ai déjà
écrit maintes fois : " mettre le son au service du sens "
; ce qui ne signifie pas du tout mettre la musique au service du texte
: cette interprétation est très réductrice. Il faut
bien comprendre que le son est dans le mot et que le sens est aussi dans
le son. Un morceau comme " Personne (ne) le sait " suppose constamment
cet équilibre où le sens du texte trouve son déploiement
dans la musique : l'atmosphère religieuse " qui fait se retrouver
dans une cathédrale ", est, alors que le texte évoque
le corps gisant d'une morte, tout autant que le mariage des corps, nécessaire,
il ne pouvait pas y avoir d'autre ton, même s'il existe de multiples
possibilités d'arrangement, d'interprétation. Idem pour
" L'enfant bleu ", la musique devait être irrespirable,
encombrée, violente et mortifère, afin de faire saisir le
texte au-delà de sa compréhension intellectuelle : suggérer
par l'atmosphère sonore ce qui ne se donne pas, dans le texte,
à la première écoute.
Pour le travail de composition proprement dit, il y a deux moments, qui
peuvent d'ailleurs être espacés par plusieurs mois, voire
plusieurs années. Tout d'abord, une Idée, pleine, obsédante,
nécessaire. Pour le premier album, " Entre tes mains
", c'est l'idée de la collision de la nécessité
sociale et de la liberté ; lorsqu'un individu s'élève
seul contre " sa " vie. Apparemment nous nous croyons libres,
notre vie n'est la nôtre que parce que nous la ressentons de l'intérieur,
comme sujet de nos actions, de nos pensées, mais ce n'est qu'illusion,
nous entrons comme toutes choses à l'intérieur de la grande
chaîne de la causalité et rien de ce que l'on fait et pense
n'est l'expression d'une quelconque liberté. Et pourtant, la décision
de prendre sa vie " entre ses mains ", contre toute attente,
toute logique sociale, est peut-être la seule façon de devenir
la cause essentielle, le moteur de ce qui nous arrive, nous touche. Dans
cette décision, le choc de la nécessité et de la
liberté fait jaillir l'autonomie : tu deviens l'artiste de ta propre
vie, créateur - ton propre père.
Pour " Sur tes traces
", dans la continuité du
premier (car c'est une suite; mais peut-on parler de suite quand tout
semble circulaire ?), l'idée est celle du cheminement comme périple,
comme odyssée intérieure. La décision d'assumer enfin
sa vie, ce nouvel accouchement, nous place du point de vue des rencontres
essentielles qui la jalonnent et lui permettent de s'accomplir : un matin,
tu te regardes dans le miroir, les yeux rouges, gonflés de sommeil,
tu ne sais pas si tu as cauchemardé, pleuré toute la nuit,
alors tu entres en dialogue avec ton " hôte " et ça
commence : qu'as-tu ? Qu'as-tu l'enfant bleu ? Je n'ai rien, personne
ne le sait, etc. Retour présent des visages et des voix. Il n'y
a plus de passé, d'avenir, sinon par le ressac perpétuel
de la mer-mémoire, l'émotion de vivre pleinement sa vie.
Les rencontres sont toujours-là, mais créatives : les parents,
les copains, les amours, les trahisons, la femme, l'enfant, l'ami, toutes
celles qui te mènent à te reconnaître - peut-être,
un jour...
Quand cette idée te prend et ne te lâche plus, il faut la
traduire, l'ex-primer. La guitare sur les tripes, j'essaie de trouver
plus des atmosphères propres à traduire des sensations,
des émotions, que de partir d'un thème ou d'un plan ; alors,
les mots viennent tout seuls. C'est évident pour "L'enfant
bleu ", par exemple : il fallait traduire l'atmosphère irrespirable
d'un univers familial déjanté et maladif, j'ai donc composé
un morceau lourd, encombré, grouillant, mais qui soit aussi l'expression
d'un vivier riche et " free " d'où peut naître
autre chose. C'est la contradiction qui m'intéresse : comment l'enfermement
stérile dans la répétition-crasse des préjugés,
des idées reçues, peut provoquer une soif inextinguible
de libertés, de sens, d'élévations, de créations
? Ce premier moment est donc celui de la mise en forme, en musique et
en mots, d'émotions, de sensations, bref, d'un vécu archaïque
et fondateur.
Le second moment est, somme toute, assez banal. Pour la plupart des "
morceaux " j'arrive en salle de répétition avec une
première ébauche, épure, souvent composée
à la guitare sèche, donc. Je commence par raconter ce que
je veux essayer de faire passer, dans qu'elle atmosphère musicale
doit se dire le texte, l'effet recherché, l'émotion à
susciter. Puis le groupe s'en empare, et chacun selon sa culture et son
instrument fait, tout en jouant, des propositions. La grande difficulté
est, au fil des sessions, de repérer et d'arrêter les bonnes
idées, celles qui correspondent à l'identité du morceau.
Là, je ne peux que le reconnaître, je suis seul juge; mais
très souvent, nous sommes en phase et cela ne pose que rarement
problème. Les textes sont la plupart du temps écrits en
même temps que je compose seul à la guitare acoustique. Si
vous voulez, le travail du groupe est celui de l'adaptation à l'échelle
de la puissance instrumentale, du " symphonisme ", d'un morceau
qui pourrait très bien rester plus intimiste (d'ailleurs je pense
très sérieusement faire un album acoustique qui reprendra,
entre autres, quelques morceaux des deux premiers albums - mais, là,
ce n'est pas la même sensation, la même épreuve de
soi qui est recherchée.)
Côté relationnel, entre musiciens, je travaille de manière
privilégiée avec Xav., le batteur, nous avons constitué
le groupe ensemble, je peux même affirmer que sans lui il n'y aurait
jamais eu d'Aenthéos, du moins sous cette forme. Un fait, fondateur
entre tous, est aussi que Nathalie m'accompagne au quotidien ; en cela,
elle comprend mieux que moi-même, parfois, ce que je cherche à
exprimer. Par ailleurs, je ne suis pas le seul ni à écrire
ni à composer. Dans ce " nouvel " album il y a trois
textes qui ne sont pas de ma veine, ainsi que deux compositions musicales.
3 - En
écoutant votre album, nous avons ressenti que votre musique prenait
une orientation vers un côté moins anglo-saxon que sur le
précédent album qui était plus " progressif
". Que pensez-vous de cette affirmation ?
Au sens restreint
et suranné du terme " progressif " vous avez raison.
Au sens où il faut l'entendre aujourd'hui, ce deuxième album
est bien plus progressif que le premier. Je m'explique : " l'esprit
prog. " c'est l'ouverture, la recherche, l'expérimentation
de nouvelles voies, alors " Sur tes traces
" est un album
progressif au sens plein. Il est aussi un album " concept ".
Mais, mieux que je ne pourrais le dire, voici ce que m'a écrit
Thierry Payssan, de l'excellent groupe Minimum Vital, à propos
de " Sur tes traces
" :
" Tout
d'abord, je dois dire que je l'écoute avec un réel intérêt,
ce qui n'est pas le cas de 90% de la production pseudo-" progressive
" actuelle. Et oui, je sais que j'ai tendance à me rabâcher
sur le sujet, mais il est clair pour moi que le " rock progressif
" est malheureusement mort avec les derniers grands créateurs
des 70's, et la plupart des groupes qui se réclament aujourd'hui
de ce style, entendus lors de festivals ou à l'occasion d'échanges
avec les musiciens, manquent cruellement, à mon humble avis, d'imagination
et de maturité. Je suis le premier, en tant qu'auditeur, à
le déplorer, et j'adorerais faire aujourd'hui des découvertes,
comme j'ai pu le faire par le passé, avec des artistes, connus
ou moins connus, qui, jusqu'au début des années 80 avaient
des choses à dire, et possédaient un véritable univers
à faire partager.
Or, c'est bien ce que vous faîtes (j'aurais tendance à dire
" tu fais ", car il est clair que tu es sacrément impliqué
dans ce projet !) : faire entendre à l'extérieur les mondes
sonores de l'intérieur. Nous sommes ici tout à fait à
l'écart des clichés " prog ". Bien sûr,
on peut citer des influences, mais elles sont peu ou pas " encombrantes
", ou en tout cas, parfaitement " digérées "
! "
Et, pour citer Stéphane Fougère, rédacteur en chef
de la revue Traverses, sept.2001, qui s'intéresse " aux autres
musiques progressives " :
" A
cet égard, on pourrait dire de Marc PINTA-TOURRET et d'AENTHÉOS
que leur musique renvoie à celle d'artistes hors-normes des années
70, de Gérard MANSET à Peter HAMMILL en passant par Léo
FERRÉ, à cette attitude libertaire de certains groupes de
rock qui ne se gênent pas de pousser les murs des compartimentations
culturelles. Cette attitude, c'est celle qui admet l'intégration
d'un langage free de saxophone dans un cadre " rock ", c'est
celle qui fait jouer une guitare comme un miroir de la stance littéraire,
c'est celle qui fait rebondir les vers sur des rythmiques pas si métronomiques,
c'est celle qui métamorphose les climats synthétiques en
amplificateurs pulsionnels, c'est celle qui fait tourner les boucles échantillonnées
au rythme des spirales existentielles...
AENTHÉOS ne signe pas ses traces deux fois de la même façon
et ses compositions prennent volontiers les sentiers les moins débroussaillés.
Il y a cependant ce fil conducteur, ces " intermèdes "
qui reviennent comme une croix que l'on grave sur un arbre en espérant
ne pas la retrouver. De " l'enfant bleu " au " guerrier
", du " sorcier de la nuit " au simple " étranger
", Marc PINTA-TOURRET se raconte dans le temps de ses métamorphoses.
Il marche sur ses traces, et on le suit, car on y retrouve les nôtres,
vécues ou rêvées... "
Alors soyons
" pré-tentieux " : Aenthéos fait du progressif
non-régressif ; où, si l'on veut, comme l'écrit Bruno
Versmisse dans Hard Rock mag. du " progressif épidermique
"
4 - Comme
un écho, on retrouve la fameuse " empreinte de la main ",
telle qu'on peut en voir dans certaines peintures rupestres. Pouvez-vous
rappeler à nos lecteurs la signification de cette image à
vos yeux ?
Merci de
vous intéresser aussi au visuel de l'album - c'est rare ! Pour
un groupe qui s'auto-produit, qui essaie de tenir de A à Z l'ensemble
de son travail, votre question est déjà une reconnaissance
: Aenthéos fait ses pochettes, compose ses livrets. Votre question
nous montre bien que les auditeurs actifs saisissent la cohérence
de l'ensemble, et voient bien que, si " tout " est pensé,
travaillé à la manière des artisans, il n'y a pas
d'élitisme de notre démarche : le langage des émotions
s'adresse à tous sans discrimination. Il suffit de prendre le temps
d'instaurer une véritable démarche d'appréhension
de l'uvre.
Effectivement, cette main renvoie bien à la fameuse main pariétale
des cavernes. Et, vous avez raison de parler d'" écho "
pour cette image " D'une main qui s'étoile en ouvrant l'horizon
/D'une écriture source qui cherche son delta "
Il est
des traces qui résonnent.
Signe-écho venu de la nuit des temps cette empreinte est notre
trace " primale ". Elle nous raconte que, depuis l'âge
des cavernes, l'humain s'adresse en témoignage à l'humain.
Mettez votre main dans cette main et vous répèterez un geste
fondateur qui se situe entre l'art et le premier langage : un geste qui
entretient et sauve un lien fondamental. En un temps où il n'y
avait pas d'écriture, cette trace d'une main, faite en empreinte
ou au pochoir, nous fait signe et nous montre les temps à venir.
Mais, aussi belle que soit sa trace elle tient du sang aussi, et je ne
saurais dire si elle est signe d'alliance ou de mort. Pour moi, c'est
sûr, elle est le premier poème de l'humanité, son
premier testament.
Plus précisément encore, la main est le premier " outil
", sans doute le plus fin, le plus subtil ; nous avions d'ailleurs
mis sur la pochette de notre premier album, en légende à
" cette trace ouverte empruntée à la terre ",
cette belle phrase d'Henri Focillon tiré de son ouvrage Éloge
de la main :
" La main est action, elle prend, elle crée, et parfois on
dirait qu'elle pense. "
Je dis volontiers, à qui veut entendre, qu'un véritable
artiste " pense " avec ses mains - souvent pour couper court
à la vulgaire séparation, si répandue et entretenue,
entre les manuels et les intellectuels.
On peut aussi penser au proverbe " La main a cinq doigts et pourtant
elle est une. ", en imaginant qu'un groupe authentique, qui dure,
devrait être à son image, s'unifiant dans la différence
; mais cela n'est, malheureusement, qu'une belle analogie...
5 - Y
a t-il un concept général dans cet album ?
Je crois
en avoir déjà parlé. Cette question m'étonne
toujours car je ne comprends pas comment on peut composer autrement qu'à
l'intérieur d'une logique conceptuelle. C'est comme une histoire
qui suit sa propre trame : le résultat est au fondement. Certes,
on peut toujours diviser sa pensée et la proposer en morceaux apparemment
distincts ; charge alors à l'auditeur, ou au lecteur, de s'élever
à une vue d'ensemble pour en saisir le lien profond. Je vais me
faire, une fois de plus, des ennemis, mais je pense vraiment que la création
authentique ne peut qu'obéir à un concept fondamental qui
régit toute intention de son auteur. L'idée principale de
" Sur tes traces... " est que le sens de l'existence commence
à affleurer, du magma des apparences, dès lors qu'on commence
à mettre ses pas dans ses propres pas, autrement dit dès
lors qu'on assume pleinement ses actes : être homme, c'est marcher
sur ses propres traces ; n'agir que dans la mesure où si tu devais
le refaire tu le referais : sentir l'éternité dans chaque
instant de sa vie.
6 - Pouvez-vous
nous en dire plus sur le titre " L'étranger que je suis ",
au climat très justement très étrange et dont les
paroles parsèment la pochette.
Encore merci
de souligner le lien prégnant qu'il y a entre l'image, le texte
et la musique. Malgré les siècles, disais-je, sans doute
même grâce à la distance de quelques millions d'années,
cette main pariétale continue de nous faire signe, de nous éclairer
du fond de notre nuit ; c'est pourquoi, j'ai écrit manuellement
les premiers vers de " L'étranger que je suis ", sur
la trace de cette main, pour tenter de signifier, à mon tour, qu'entre
la simple empreinte " primitive " et l'écriture la plus
aboutie, conceptuelle et poétique, il n'y a qu'un saut relatif
au regard de l'échelle cosmique. Je termine à dessein ce
texte par ces vers :
" D'une
main qui s'étoile en ouvrant l'horizon
D'une écriture source qui cherche son delta
De cette trace ouverte empruntée à la terre
Jusqu'au poème blanc qu'on aurait pu écrire
Jusqu'au poème noir qu'il ne faut plus écrire "
Je crois
qu'un poète est fondamentalement un " étranger ".
Etranger à son temps, à son milieu ; à sa propre
personne - ce qui ne veut pas dire qu'il est au-dessus, désintéressé,
indifférent ; bien au contraire, cette étrangeté
lui confère ce que Nietzsche appelle " le pathos de la distance
", c'est-à-dire l'il du témoin, de celui qui
témoigne et qui est propre à laisser des traces testamentaires.
Quant au climat étrange de " L'étranger
",
vous remarquerez, justement, que dans le livret, je le définis
comme étant une " atmosphère sonore " et non une
musique, ou un accompagnement. Autrement dit c'est bien un " climat
", au sens radical.
C'est l'histoire de celui qui revient d'un pays de rencontre impossible.
Je l'imagine, je le vois. Sous une chaleur torride, revenant des "
déserts humains ", il marche dans la poussière, encore
et toujours, une ligne brisée de pas sans intention, une errance
parfaite. Toute rencontre est maintenant, pour lui, malencontreuse, un
scrupule. C'est ainsi, la rencontre : un rapprochement inévitable,
de jour en jour ; bientôt, pour un instant, une coïncidence,
une proximité, un simple effleurement, peut-être, aussi,
un choc, une collision, un duel ; et déjà on s'éloigne,
c'est un arrachement; une déchirure - blessures, cicatrices et
traces font le reste. Il en va de la parenté, des liens, de l'amitié,
comme de toute rencontre, aussi fortuite que nécessaire, autant
combat qu'union. La rencontre est toujours, tôt ou tard, un rencontre
: massacre; accomplissement, fusion, effusion... Chaque pas, dans cette
course en avant vers soi, est le contraire de l'autre, sans repos. Ça
commence par une chute : un jour, on tombe sur quelqu'un, on tombe amoureux,
et on se dit pardon - comme pour s'excuser, déjà coupable.
On s'observe, on décide de se revoir. Au rendez-vous des amis peu
sont venus... Chacun s'arme au hasard des rencontres qu'il a. Un parent,
un ami, une femme, n'importe qui, tout est nécessité de
poursuivre son ombre. On se heurte, on se comprend, on rit, on se contient,
on se retient, on pleure. La trace sur ta joue est faite de tout ça
; de rencontres vaincues, de parents associés dans un jeu de massacre,
de rendez-vous d'amis ratés, inopportuns, de sentiments croisés,
noués comme des chaînes, d'échanges sans intérêts
qu'on veut te faire payer.
Et, au bout du compte, on se retire dans l'ombre de son ombre, et, sous
le soleil de midi, on marche sur ses propres traces...
Pour évoquer
cette errance guidée il fallait une " musique " modale
(ici Sol mineur), répétitive, une scansion qui permette
de donner à la fois l'impression d'une circularité, d'un
sur-place, mais aussi, d'une marche, d'une richesse d'expériences
et d'épreuves qui constituent la vérité d'un vécu
authentique ; celui d'un homme qui revient de loin
Ce qui renforce un peu plus l'idée d'une histoire qui est bien
la formulation esthétique des traces d'un vécu. Mais ce
n'est pas, non plus, simplement auto-biographique. Il suffit de trouver
le fil d'Ariane, dans l'entrelacs de ses errances musicales et verbales,
de le suivre. Nous nous rendons compte bien vite qu'il y a comme une circularité
infinie de toute démarche authentique, nous revenons sans cesse
sur nos pas (sans nostalgie ni passéisme), de même qu'une
mélodie revient sans cesse : la mise en musique de cette circularité
a pris la forme d'une " mise en abîme " dès l'introduction
: le Prologue est pensé comme une sorte de creuset originaire,
chaotique, dans lequel se mélangent tous les morceaux qui suivront,
une sorte de magma d'où sortiront tous les titres jusqu'au dernier.
D'ailleurs la première partie du dernier titre, donc, " L'étranger
que je suis ", sort la première de ce magma et vient, de fait,
s'inscrire dans la circularité de l'album. Chaque accomplissement
est un point de départ. Ainsi le dernier morceau devait-il évoquer,
par le rythme de la litanie, une marche sans fin ; celle dont chaque pas
est la justification contradictoire de celui qui précède.
La question posée, " Etranger, d'où viens-tu ? "
n'étant que la mise en perspective, pour l'auditeur d'une réponse
toujours attendue, souvent présupposée. Lorsqu'on désigne
un étranger, c'est la question de l'origine qui se pose, celle
de son ailleurs ; celle d'un lieu qui n'est pas celui de " nos "
racines. En fait, l'étranger est toujours celui qui a à
rendre compte de son origine, de sa généalogie.
Bien plus, ce n'est pas uniquement cela qui est visé ici, en fait,
l'étranger dont je parle est d'une toute autre étrangeté
: celle d'un homme qui, bien de chez nous, (n')est chez lui nulle part,
ne se reconnaissant en rien dans " sa " société
; d'un homme qui n'est pas des siens, qui n'aime rien de ce qu'on veut
lui faire aimer : qui est " abandonné seul parmi les hommes
" (J.J.Rousseau). Celle d'un casanier que ses pensées mènent
bien plus loin que chaque bout du monde. L'immensité est là,
sous ses pas, dans le désert sans limites des solitudes, tout autour
de lui s'étend les vastes décharges des préjugés,
des idées recues, des opinions ; le déferlement immonde
de la vulgarité la plus crasse, de la dégueulure continuelle
des informations diffractées et diffuses (à ce sujet, vous
pouvez lire sur notre site quelques réflexions de cet ordre sur
le " Terrorisme : www.aentheos.com ", histoire de contrebalancer,
un peu, le martèlement médiatique)
Cet étranger, donc, est un nomade des temps dérisoires où
l'humanité superbe, ayant réduit la terre à sa courte
vue, s'occupe d'écologie comme on va à la messe. Dans ce
culte commercial où tout se vend parce que plus rien n'a de valeur,
ce nomade mène un combat de racine , ressemble à l'herbe
folle prise aux encoignures des pierres. Il a l'il fou, effaré,
ahuri, hagard, sa parole éructée recrache la soupe qu'on
lui sert quotidiennement ; alors, on le juge, on lui dit qu'il "
crache dans la soupe ", que son " cynisme " mord la main
qui le nourrit. Mais, on ne se demande jamais si ce qu'on nous sert est
vraiment buvable et digeste, si la pire violence n'est pas le fait de
ce " on " si serviable, si altruiste ; de ce " on "
qui est un " nous "
Une fois claire l'idée de cette autre solitude, de cette autre
étrangeté, la trace s'est présentée sous son
double aspect de ce qu'on laisse et de ce qu'on suit, de ce qui reste
et de ce qui ouvre ; c'est pourquoi le dernier titre s'intitule "
L'étranger que je suis ", avec l'ambivalence de sens entre
" être " et " suivre ". L'album est donc construit
sur un schéma assez simple, une sorte de double mouvement descendant-ascendant
/aller-retour.
D'abord, un retour en mémoire, à partir du constat d'un
homme qui le matin se regarde dans le miroir et se dit : " Qu'as-tu,
qu'as-tu au bord des yeux ? Qu'as-tu au fond des yeux ? ". Vouloir
scruter, dans son propre regard le tréfonds de son âme ;
enfin comprendre d'où lui vient cette fièvre, cette lucidité,
cette avidité de sens. " Est-ce les souvenirs qui ombrent/Le
cerne où creuse cette encre noire/Est-ce, au fond, tes visions
qui sombrent/Vers les confins bleus de l'espoir? ". Alors défile
sa vie, des premiers souvenirs cristallisés de son enfance bleue
jusqu'au moment présent où l'instant nous accueille dans
sa virginité. Blanc.
Cette étrangeté c'est aussi celle d'un éternel "
enfant bleu ", qui chantera toujours la nuit pour conjurer ses peurs.
Là, j'ai voulu dénoncer le mythe d'une enfance rose ou verte.
L'enfance est bleue, tirant le plus souvent au noir. Apprentissage, chutes,
limites, coups, obéissance, interdits, craintes et peurs, tout
est danger, mesure de soi à un monde hostile, celui de la loi,
des parents, des profs, bref, des prétendus forts ; et, l'enfant
grandit, et s'il a la chance de ne pas devenir à son tour un tyran
d'enfant, un " adulte " (c'est-à-dire le type même
du faible qui impose aux enfants ce qu'il n'est pas capable de s'imposer
à lui-même, qui est tout sauf exemplaire), s'il perçoit
que tout cela n'était que faiblesse, aliénation, jeux de
rôles et de pouvoirs, alors, il rêve d'un autre monde où
l'âge importe peu, où l'on ne meurt pas comme on naît,
dans l'inconscience de sa présence au monde.
Le bleu c'est aussi, nous dit-on, la couleur traditionnellement (arbitrairement)
attribuée aux garçons. Mais le bleu est aussi la couleur
de la profondeur océane, le " cyan "; celle qui marque
le corps-enfant meurtri, quand il est à bout de souffle, qu'il
se noie, cyanosé, quand il ne trouve qu'air vicié, étroitesse
et saturation, encombrement, alors que tout l'appelle vers les vastes
espaces de l'ailleurs. Non, l'enfance n'est pas verte, n'est pas un paradis
(é)perdu d'amour, " Les verts paradis des amours enfantines
"(Baudelaire). Aucune n'est rose non plus. J'ai d'ailleurs appris
dernièrement qu'une association d'aide aux enfants battus s'appelle
" L'enfant bleu ". On ne veut pas voir combien l'enfance est
difficile, on fait tout pour l'oublier en reproduisant sur sa progéniture
sa propre déchéance. Et, pourtant, père de trois
enfants, je sais combien " il faut forcer l'enfant à être
libre "...
L'enfance, souvent me désespère - du moins telle qu'on la
fait subir aux gosses. La condition d'une existence qui s'accomplit dans
la maturité, dans la lucidité critique, me semble bien préférable,
à l'idée d'être un éternel " enfant ".
D'ailleurs n'est-il pas connu que les gouvernants de toutes époques
n'ont de cesse que d'infantiliser les peuples ? Les nations ne sont-elles
pas de grandes " familles " - nous dit-on ? Et, que font la
plupart des parents ? L'amagalme de l'enfance et de l'espoir est commode
pour nous faire espérer des lendemains meilleurs : " Du pain
et des jeux ". Ce qui me désespère c'est, de cette
fausse idée de l'enfance, l'espoir qui en ressort ; cet os à
ronger que nous laissent ceux qui exploitent, détruisent, éradiquent,
purifient, exterminent, sous couvert de gouverner, avec la bénédiction
des chefs religieux, des sectaires de tous ordres. Mais les " enfants
", ce sont eux ! : cruels, égoïstes, jouant avec la planète
comme on joue aux dés ; n'ayant aucun sens du legs et de la transmission
des valeurs - croyant que tout a été " créé
" pour eux.
A l'école, déjà, le tableau de la classe était
noir, il m'effrayait. Les maîtres et maîtresses n'ont jamais
pu me faire croire, malgré toutes leurs belles connaissances, leurs
écritures blanches et leurs craies de couleurs, qu'il pouvait être
moins sombre. A la fin de la classe j'étais toujours volontaire
pour l'effacer. Et, maintenant on me dit que je noircis le tableau ! Paradoxalement,
je pense que l'ouverture des possibles à venir réside en
ceux qui ont " l'énergie du désespoir ". Alors
l'enfant, oui, mais comme " père de l'homme ".
7 - Votre
précédent interview dans notre zine se clôturait par
une phrase de René Char : " Notre héritage n'est précédé
d'aucun testament. ", qui est justement la citation qui se trouve
être au dos de la pochette de l'album qui vient de sortir et qui
est aussi le final sonore de l'album. Pouvez-vous nous en dire plus sur
cette phrase ?
Somme toute
c'est assez simple, en dépit de la formule apparemment sibylline
du poète. Notre héritage : tout ce que nous " lèguent
" nos ascendants nous est laissé comme ça, sans "
mode d'emploi ", si je puis dire. Chaque génération,
tirant profit de la Terre, la laisse à " ses " enfants,
l'abandonne sans ce soucier de leur transmettre les valeurs d'un véritable
legs. Maintenant, Elle est exsangue - " Les données du problème
sont désormais bien connues, et pas seulement des experts : tout
le monde sait que les ressources mondiales s'épuisent tandis que
la démographie explose, que l'Occident pompe les richesses de la
planète comme un cancer, et que les choses ne pourront pas longtemps
continuer ainsi. Le problème, c'est que la société
occidentale ne peut pas se réformer (ce qui est mis en uvre
sous ce nom est absolument dérisoire et ne modifie en rien la tendance
générale), et que les mécanismes qu'elle a mis en
place semblent rendre toute révolution impossible. Tout se passe
comme s'il n'y avait plus qu'à attendre la catastrophe. La société
occidentale est incapable de se réformer parce que paradoxalement
elle est étroitement liée aux intérêts de ses
membres - qu'elle exploite pourtant - sous la forme du bien-être
matériel et de la sacro-sainte " liberté ", auxquels
les individus ne sont pas disposés à renoncer. " Christian
Carle.
De plus, René Char, dans cet aphorisme (qu'il écrit alors
qu'il est dans la résistance !), pointe du doigt les prétendus
testaments que sont l'Ancien et le Nouveau. La Bible, au regard de l'histoire
de l'humanité, de la guerre chronique et fratricide de l'homme
contre l'homme, est un " testament " nul et non avenu. Ainsi,
nous héritons d'un passé ne servant qu'à glorifier
les " grands hommes " : des tyrans assassins imbus d'eux-mêmes.
L'humanité, dépourvue de véritable testament "
ne retient pas les leçons de l'histoire ", et recommence à
l'envi, dans l'enfer de la répétition, le même scénario
: on reprend les armes et on recommence. Chaque génération
avance sur les ruines de la précédente. Et, à la
limite, s'il ne s'agissait que de l'humanité ! ; mais, et c'est
le plus grave, " notre " histoire est toujours, de fait, celle
du crime généralisé contre la Nature
Le poète atterré devant tant de massacre, constate et tente
d'en saisir, malgré tout, l'unité profonde. Il ne peut qu'essayer,
alors, d'élever sa parole et son verbe au niveau d'exigence que
requiert cette vérité, au degré de force qu'il faut
pour la soutenir. La poésie est l'élan même de cette
élévation, la tentative d'unifier la diffraction dans la
diversité ; elle n'est pas un dogme. Elle est la seule expression
humaine qui soit vraiment testamentaire (" l'art suprême ")
parce qu'elle s'écrit sous la dictée du chant du monde,
elle est la trace de sa plainte. Mais qui, aujourd'hui, l'entend ? Notre
monde est atteint d'" absurdité ".
8 - Y
a-t-il déjà des réactions de la presse, d'auditeurs
ou de votre entourage par rapport à l'écoute de cet album
et si oui, quelles sont-elles ?
Oui, plus
que nous espérions. La presse notamment, régionale et nationale,
s'enthousiasme pour cet album avec bien plus de ferveur que pour le premier.
Pour faire court, et vous donner une idée générale,
voici les termes, de mémoire, qui reviennent le plus souvent dans
les articles et chroniques : émotion, inclassable, original, écoute,
poésie, uvre
En revanche, et la situation est cocasse, alors que les échos sont
de plus en plus positifs, que nous travaillons avec quelques artistes
" reconnus ", les distributeurs nous lâchent tous, un
par un, surtout les revendeurs dits de " musique progressive ".
Mais, à bien y réfléchir, rien d'étonnant,
et, si le " rock progressif est mort ", pour reprendre l'expression
de Thierry Payssan, c'est n'est pas la seule faute des artistes qui ne
se renouvellent pas, qui manqueraient de choses à dire, mais aussi,
et à mon avis surtout, parce que les réseaux de distribution
perpétuent la conception sclérosée d'un " rock
progressif " qui doit obéir à certaines règles
du genre, à certains critères de sélection. On en
arrive à la situation absurde, mais ô! combien " valorisante
" pour nous, où les véritables artistes sont peut-être
bien ceux qui ne trouvent de place nulle part dans les bacs. J'écrivais
hier à Bernard Gueffier de Muséa, qui a refusé de
distribuer " Sur tes traces
" (sinon uniquement par V.P.C).
:
" Qu'en est-il de ta dernière proposition de prendre, malgré
tout, notre deuxième album en V.P.C.? Si tu la maintiens, fais-moi
signe, et je t'envoie quelques exemplaires : combien ? C'est toujours
bon à prendre ; c'est bien que le " milieu prog. " puisse
aussi, même s'il y a peu de demandes, avoir accès à
mon travail. A ce sujet, je n'ai bien sûr pas le pouvoir de te convaincre,
mais je pense que tu fais fausse route en ne nous mettant pas dans ton
catalogue, et dans les bacs. Certes, Aenthéos est à la marge
du Prog., en marge même de toute tendance ; mais, c'est précisément
ça son atout ! Tu devrais aller faire un tour sur notre website
( www.aentheos.com ), afin de te rendre compte des échos plus que
positifs de ce " milieu ", de l'ensemble de la presse, des artistes
et du public. Pour finir, je crois que ce que je fais avec Aenthéos
ne doit pas être pensé à court, voire moyen terme
: si Aenthéos n'est pas commercial il est largement " commercialisable
". Nous en reparlerons... "
La réponse que j'ai reçue ce matin est une fin de non-recevoir.
Je sens bien les réticences des marchands : c'est toujours la loi,
prétendue, de la demande qui conditionnerait l'offre ; mais ce
sont eux qui conditionnent la demande, eux qui déterminent les
goûts des publics. Comme pour la standardisation de la variété,
un distributeur en position de monopole oriente le marché en fonction
des produits qui se vendent le plus. C'est un cercle vicieux : si en face,
personne ne donne le change, permet de faire connaître ce qui se
fait de différent, d'original, comment voulez-vous que l'auditeur
potentiel puisse faire un choix ? Car, bien plus qu'on ne croit, il y
a des oreilles capables d'entendre l'in-entendu. Enfin, bref, c'est toujours
la même histoire, et le tord que nous avons, nous les absents des
catalogues et des bacs, sachant pertinemment qu'il y a peu de chances
que cela change, est de vouloir malgré tout vendre notre travail
de création. C'est, pourquoi, même si je suis amer et en
colère, je pense qu'il ne faut pas perdre son énergie dans
la recherche d'un quelconque succès (cf. : le dernier couplet du
titre : Etrangeté ; " Un jour, un jour, quand le succès
nous aura eus
").
Du côté des " proches ", sur le premier, tout le
monde y allait de ses conseils, de ses goûts et jugements, là,
pour cet album, personne ne dit rien, c'est comme s'ils étaient
interdits - c'est très étrange !
Pour finir, je sais que ce que je fais avec Aenthéos est vraiment
créatif, apporte une authentique vision esthétique à
certaines personnes ; la reconnaissance, elle, est bien là. J'en
veux pour preuve votre chronique et l'entretien que vous nous accordez..
Au-delà encore, il y a quelques jours sur notre site, j'ai été
ému aux larmes par ce message d'une femme : " Aenthéos
m'aide à vivre "
9 - Maintenant
; quels sont vos projets ?
Nous soufflons
un peu quant à la composition d'un album. L'essentiel du prochain
est pourtant déjà bien présent.
Dans l'immédiat nous travaillons à trouver notre manière
d'être sur scène, la façon la plus juste de se présenter
en accord avec notre " style ", notre discours. Trop de groupes
ont des comportements stéréotypés. Il faut absolument
que nous trouvions plus qu'une simple présence scénique
- c'est très difficile. Je ne veux pas, non plus, faire un show,
mais simplement montrer au public que nous jouons, nous agissons sur scène,
en accord avec l'atmosphère sonore et les valeurs que nous défendons
dans nos textes : tenir parole sur scène... Donc, tourner plus
et mieux. Mais
10 - Conclusion
Voilà
donc le fameux " dernier mot " ! Vous l'avez compris, j'aime
le débat d'idées, la contradiction constructive, l'échange,
mais je n'aime pas l'idée qu'on puisse avoir le dernier mot, conclure.
Je pense vraiment que ce qui fait avancer une discussion c'est, paradoxalement,
qu'on va toujours cheminer vers une " impasse ", mais qui serait
comme sans fond. Une vraie recherche est aporétique, elle n'aboutit
jamais sur une solution univoque et sûre, elle se cherche sans fin.
Comme des points de suspension après le mot " conclusion
".
A l'image de " L'étranger que je suis... ", dernier "
morceau " de notre album, reprenant le premier, où l'étranger
répond à la question de l'origine, Etranger d'où
viens-tu ?, par une réponse sans fin ; une sorte de parole fleuve
qui remonte à sa source, en revenant sans cesse sur elle-même.
Une parole infinie, qui fait cercle, qui s'accomplit en s'évanouissant
dans le chant du monde, pour se réaffirmer, in extremis, dans celle
du poète... |